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Le Féminin Sacré est la capacité à actualiser nos potentiels

Rachel Cohen nous parle du Féminin essentiel dans la Kabbale. Elle est psychanalyste, chargée d’enseignement auprès d’élèves ingénieurs. Elle est l’auteure de nombreux articles.

« Il est interdit de désespérer » Rabbi Nahman

Kabbale et Féminin

Il existe dans la pensée hébraïque une approche traditionnelle : la Kabbale, dont l’un des piliers, l’arbre des sephiroth ou « arbre des dix lumières » récapitule et décline à la fois les différents aspects de la création.

Sa structure, faite des émanations divines, représente la trame mystérieuse de la création, de même que celle de l’être humain. Il comporte dix sephiroth : les dix lumières.


Daat, la sephira secrète, invisible, désigne en hébreu la connaissance. Daat est le résultat du mariage de la sagesse et de l’intelligence en un lieu inconnu de nous-même.

En ce sens, la Kabbale n’est pas une érudition, bien que les descriptions ou tentatives d’explication soient nombreuses. La notion de féminin, a fortiori de féminin essentiel, ne se laisse pas aisément saisir par les approches traditionnelles. Le mot « féminin » s’emploie la plupart du temps pour qualifier ce qui est considéré comme caractéristique de la femme selon une image stéréotypée.

La Kabbale est accueil, qualité essentielle du Féminin.

Leqabel en hébreu signifie recevoir. En arrivant à l’hôtel en Israël, on se rend à la qabala, la réception. Et votre « cabas » accueille vos provisions…! Le qabaliste n’est pas un savant, mais un chercheur. Il ou elle est constamment en train de lire les textes et d’interpréter. L’interprétation, loin d’être futile, est créatrice, c’est même une attitude fondatrice de l’humain.

 

Au cœur de la Kabbale se trouve l’Arbre des Séphiroth. Il symbolise la vie, il personnifie Dieu lui-même, le Créateur et ses forces créatrices. Une sephira est donc un contenant. Chaque sephira est à la fois féminine et masculine.

Elle est féminine en ce qu’elle reçoit et masculine en ce qu’elle donne. En voici une bonne image, lorsque, dans un mariage, les mariés construisent une « fontaine de champagne » à l’aide de coupes posées les unes sur les autres en pyramide : le champagne versé dans la première coupe va s’écouler de coupe en coupe jusqu’en bas.

Pour créer le monde, Dieu envoya sa lumière, l’éclair étincelant : certains vases, les Sephiroth du « haut » de l’Arbre, résistèrent, d’autres furent brisés, le dernier, Malkhout, fut seulement fêlé. Ce fut la brisure des vases, qui déplaça l’ensemble des éléments du plan divin. Or, les vases furent brisés car ils refusèrent d’accueillir la lumière.

Il s’agit, pour les êtres humains en général de réparer cette brisure des vases, c’est le temps, ou l’espace du tiquoun, de la réparation, c’est le « travail » de l’homme. Les étincelles de lumière (288 pour être précis, disent nos sages), restèrent collées aux tessons, et se mélangèrent à eux. Elles formèrent ainsi, pour une part, les « klipoth », les écorces.

Lors de la brisure des vases, les lumières furent séparées des réceptacles, telle l’âme du corps. Un peu de puissance spirituelle fut laissée en eux afin d’aider à la réparation (Tiquoun) du monde d’avant la brisure, appelé Atsilouth. Cette puissance est représentée par les 288 étincelles, demeurées dans les réceptacles. Elles sont issues de la « Lumière Forte » cachée dans « l’utérus » de la Mère Binah (3ème sephira : intelligence) source de tous les jugements, comme le mentionne le Zohar.

Nos sages disent que pour ouvrir la mer lors de la fuite en Egypte, Moïse unifia tous les contraires de Hessed et de Gevourah, la Miséricorde et la Rigueur, en établissant un équilibre entre les colonnes de droite et de gauche de l’Arbre des Sephiroth. C’est pourquoi le verset 21 (Exode 14) précise « Moïse étendit sa main sur la mer, et l’Eternel fit reculer la mer, toute la nuit, par un vent d’Est impétueux… ». Le souffle d’Est symbolise la sephira Tipheret, la beauté, en tant qu’elle est capable sur la colonne du milieu qui s’étend de l’origine (du levant : Kether la couronne) à la fin (au couchant : Malkhout le royaume) d’harmoniser la bonté absolue de Hessed et la rigueur du jugement de Gevourah afin de faire surgir la douceur.

« … Comme il est dit, les eaux se rassemblèrent en un lieu, par l’appel mutuel… des colonnes de droite et de gauche » (Sefer Raziel 25a.)

Réparer la brisure des vases revient à libérer ces étincelles de lumière. Pour cela, il faut tout d’abord prendre conscience que recevoir la lumière et accueillir la lumière sont deux niveaux de conscience différents, pour arriver la douceur. Ainsi, la problématique est posée : nous sommes en exil, nous recevons tous la lumière, mais l’accueillons-nous ?

Depuis la nuit des temps, cette capacité d’accueillir est associée au Féminin.

Il me revient un souvenir de mon enfance : j’étais intriguée par une phrase qui accompagnait la reproduction d’un tableau « Rachel pleurant ses enfants… », où l’on voyait une femme éplorée, cheveux épars… inconsolable.

Le Féminin est inconsolable.

Or le Féminin est la dimension essentielle de la Kabbale. Rachel a le cœur ouvert. Pour bien comprendre l’importance du cœur en hébreu, il nous faut préciser ceci : la première lettre du premier mot du premier paragraphe du premier livre de la Torah, dont nos sages nous disent qu’elle contient toute la Torah, le Beth de Berechit, forme, avec la dernière lettre du dernier mot du dernier livre, le Lamed de Israël, le mot LEV, le cœur.

La Torah toute entière est contenue dans le cœur. La Torah sans le cœur est inutile.

Dans l’Arbre des Sephiroth, le cœur est une coupe : c’est la Sephira Tipheret, la beauté, sephira centrale dans laquelle se déversent toutes les autres. La beauté en Tipheret, c’est le cœur ouvert.

Les femmes de la Bible, en particulier les matriarches, sont presque toujours « de toute beauté » : mais il est souvent trop tôt pour les épouser. Jacob rencontre Rachel, au puits: il n’est pas encore ouvert, « le jour est encore long, il n’est pas l’heure de faire rentrer le bétail » (Genèse chapitre 29, versets 7 et 8).

Epouser Rachel revient à épouser son Féminin intérieur. Mais il est trop tôt. Jacob devra attendre 7 ans, et commencer par s’unir à Léa, sa sœur aînée, dont le nom signifie « fatiguée », elle est celle qui a les yeux malades. Laban, leur père, usera de ruse pour arriver à ses fins et Jacob travaillera 14 ans pour son beau-père avant de partir avec Rachel.

Le chemin est long, plein d’errance(s), labyrinthique(s) avant d’arriver en Tipheret, le lieu des noces, de l’union des contraires, de l’ouverture du cœur, de l’accueil.

Recevoir la lumière et accueillir la lumière est ouverture du cœur

Se faire coupe, c’est recevoir, s’ouvrir sans se briser. Que se passe-t-il si l’accueil de la lumière ne se fait pas?

Nous nous proposons d’explorer ce qu’implique cette dimension d’accueil, ou de refus, de la lumière divine sur différents plans : psycho-religieux, symbolique et spirituel. Nous serons amenés ce faisant à situer la dimension spécifique du Féminin dans la Kabbale, tout d’abord, en la différenciant de la Shekhina, mais peut-être ce chemin réserve-t-il quelques surprises… Lecteur, laissons-nous saisir…

Dans son beau livre « Isha, dictionnaire des femmes et du judaïsme » (2001 – Calmann-Levy) Pauline Bebe, première femme rabbin de France ordonnée en 1990 à Londres, dit qu’elle « ne sait si le fait d’être une femme a influencé sa manière d’appréhender les problèmes humains ». Et elle ajoute : « je pense qu’il est encore trop tôt pour définir le « féminin » (c’est l’auteur qui souligne) dans des termes libérés de tout schéma patriarcal.

Ish et Isha : féminin et masculin mêlés, deux parts de nous-mêmes.

Le féminin en hébreu se dit Nekeva, d’une racine qui veut dire : trou. Le féminin, c’est le trou qui peut être abysse ou ressource. Au-delà de l’aspect trivial qui pourrait choquer de prime abord, cette relation « féminin / trou » autorise une approche plus précise de cette notion du Féminin dans la kabbale : avant d’aller plus loin, rappelons que le masculin se dit Zakhor, fondé sur la lettre Zaïn, sexe et arme, à la fois.

Ce mot prononcé Zakhar, signifie « se souvenir » : faire oeuvre mâle serait donc, en pénétrant son Féminin intérieur, se souvenir de l’étincelle divine, du noyau divin fondateur de l’être.

Comment le Féminin est-il représenté traditionnellement?

Dans l’ancienne Chine, entre autres, car ces archétypes sont communs à de nombreuses traditions, la dualité Yin/Yang présente le Yin, féminin, comme sombre, humide, frais, inconscient, lunaire, par rapport au yang, masculin, lumineux, sec, chaud, conscient, solaire… Le féminin est associé à l’obscurité, à l’autre côté des choses, souvent caché ou secret, aux grottes, temples-grottes ou cavernes…, là où a lieu l’initiation, souvent à l’aide de contes…, là où il faut descendre…

Chez les Dogons, on ne conte que la nuit. Conter le jour rendrait les femmes stériles. La « parole huilée » prend sa source dans le réservoir des contes qu’est le pancréas, et elle émerge comme un tapis tissé de couleurs qui chatoient… La forme du conte, analogique et poétique, en sollicitant l’indicible, permet la transmission de la dimension tacite (8), de la connaissance.

Rabbi Nahman de Breslev a lui-même fini par composer treize contes célèbres, pour transmettre sa sagesse à ses disciples. On peut dire que le conte est la façon la plus compacte de faire passer des connaissances complexes. Les contes de Rabbi Nahman consistent en des enseignements condensés et concentrés. Il pensait ainsi réussir son enseignement sous une autre forme qui lui permettrait d’entrer profondément dans les cœurs.

La littérature kabbaliste est la source la plus importante des contes de Rabbi Nahman et elle en constitue une clé fondamentale. Son travail littéraire et artistique est un travail de précision où même les détails les plus insignifiants (apparemment) et ceux qui sont presque imperceptibles à l’œil, pourrait-on dire, si on comparait ses contes à un tableau, sont traités avec autant de minutie que les autres. Ces contes sont destinés à transmettre un enseignement, de sorte que, pour l’auteur, la signification du contenu a plus d’importance que la forme littéraire. Le dernier de ces treize contes, peut-être le plus important, « Les sept mendiants » fut écrit six mois avant sa mort.

Rappelons que 13 en hébreu est le nombre de l’amour. Le conte constitue en lui-même un acte visant à restaurer l’harmonie cosmique, qui libère les étincelles de sainteté prisonnières dans le trouble du monde en même temps que le sens se dégage et permet d’agir juste.

Le don de l’histoire

Il était une fois un vieux sage qui, sur le point de mourir, réunit tout le village :

» J’ai servi pour vous d’intermédiaire pour la pluie, pour les récoltes, pour la santé et la fécondité, mais quand je ne serai plus là, vous allez devoir agir par vous-mêmes. Vous connaissez l’endroit de la forêt où j’invoque D. ieu… Tenez-vous en ces lieux et faites de même. Vous savez allumer le feu. Vous savez dire les prières. Faites tout cela et D. ieu viendra ».

Après la mort du vieux sage, la première génération suivit ses instructions à la lettre, et D. ieu vint à chaque fois.

A la deuxième génération, toutefois, nul ne se souvenait de la manière dont le vieux sage avait appris à allumer le feu, mais les gens se tenaient à l’endroit dit dans la forêt et récitaient les prières. Et D. ieu venait.

A la troisième génération, il n’y avait plus personne pour se remémorer la façon d’allumer le feu, ni le lieu où se rendre dans la forêt, et l’on avait oublié jusqu’aux prières. Mais il y avait quelqu’un qui se souvenait de l’histoire et la racontait à voix haute. Et D. ieu venait toujours.

Tant qu’il resta au moins une âme pour raconter l’histoire, D. ieu vint, et protégea le village. Et aujourd’hui encore, l’histoire se transmet… (Conte hassidique).

« Faites des études de mes prières et de mes prières des études », disait Rabbi Nahman.

Le Féminin est à proprement parler la capacité à actualiser l’ensemble de nos potentialités, situées dans un lieu encore inconnu de nous-mêmes, dont la rationalité nous sépare souvent. Il faut d’abord y croire pour aller voir.

La foi – Emounah

Le mot hébreu pour foi est emounah, faire confiance. Abraham eut foi en la promesse divine, avoir un enfant alors que sa femme était nonagénaire.

Le Féminin est une dimension verticale (reliée au Divin) de nous-même, ce n’est pas la féminité qui caractérise le fait de se situer par rapport à l’homme. Le Féminin en tant que notre dimension créatrice, notre capacité à nous enfanter nous-même à chaque instant, implique la rupture, le saut dans l’inconnu. Il faut la foi pour cela…

Dans la kabbale, le Féminin, c’est la rigueur, la Gevourah. Il est une dimension émissive. Mais la rigueur n’est pas la rigidité, la rigueur et la souplesse forment une « monture », bien différente du binôme rigidité et mollesse. La souplesse de la loi est traversée par la lame de la rigidité du principe.

La vision, dont le symbole est l’aigle, est un attribut du Féminin. C’est, de plus, une vision instantanée : voir et voir tout de suite, comme l’aigle qui plane très haut dans le ciel aperçoit de son oeil perçant un minuscule mulot et fond sur lui instantanément. Il y a écrasement du temps. Le discernement en découle, qualité lui aussi du Féminin essentiel, il se situe en amont du choix qui préside à toute décision.

Rappelons que dans l’arbre des Sephiroth, Hochmah, la sagesse, et Binah l’intelligence sont respectivement Père, aba et Mère, ima, divins. La sagesse est donc masculine et l’intelligence féminine. Dans le monde de l’exil qui est le nôtre, il y a eu croisement de ces valeurs, l’intelligence est devenue « masculine » (desséchée, rationaliste, sans cœur) et la sagesse s’est « féminisée. »

L’audace est une autre qualité du Féminin, elle implique la vision des étapes du chemin à parcourir, la conscience de ce qu’elles exigent (les risques contenus, par exemple), et le choix de s’engager quand même. L’audace est souvent liée, dans la Bible, à des figures féminines. Telles Tamar, déguisée en prostituée séduira son beau-père qui l’avait laissée veuve et contribuera ainsi à la naissance du Roi David, ancêtre du Messie, ou Judith qui va égorger Holopherne, sauvant ainsi son peuple. Mais cette qualité du Féminin essentiel n’appartient pas qu’aux femmes.

Féminin et Maternel

Le Féminin n’est pas le maternel, bien qu’il comporte une dimension d’accueil. Autant le Féminin dans la kabbale, est rigueur et dimension émissive capable d’accueillir la lumière, autant le maternel est une dimension horizontale, certes indispensable quand elle est juste c’est-à-dire protectrice et respectueuse de l’autre. Notons que le masculin, pour être juste, c’est-à-dire protecteur, a lui aussi besoin de cet aspect.

N’oublions pas que la dénaturation du Maternel est la possession, lorsque l’espace de l’expression du besoin ou du désir n’existe plus et qu’il est immédiatement comblé.

Tandis que la dénaturation du Féminin est la séduction (bien qu’il existe une séduction juste, nécessaire pour exister, mais cela nous entraînerait trop loin…), là aussi comme un moyen de posséder l’autre, de se l’approprier. Rappelons que ce champ est investi avec autant de talent (si l’on peut dire) par les hommes que par les femmes.

Dans la verticalité, le féminin, symbolisé par la femme (et non appartenant à la femme) a l’ingérence. La kabbale parle de la Force du Féminin, qui est située dans l’utérus de Binah, comme nous l’évoquions plus haut.

Analogiquement, le chevalier, un genou en terre devant la Dame, ou la carte de la Force, qui dans le Tarot représente une femme dominant un lion à ses pieds, en sont des illustrations, même si dans l’horizontalité, c’est-à-dire le quotidien, c’est l’homme qui domine.

C’est un peu comme chez les Chinois, ce qui est yin ou yang l’est aussi en fonction du contexte : l’homme est yang, la femme est yin. Mais dans une posture sexuelle où la femme se trouve au-dessus, elle devient yang car elle a le dos tourné au ciel. Subtilité d’intégrer chaque situation… en fonction des champs de conscience où elle se joue.

Il n’en reste pas moins que ces deux dimensions (verticalité / horizontalité), si elles sont un « vivre juste » en relation avec le divin et avec l’autre (ce qui implique paradoxalement une distance nécessaire qui est l’espace du désir) et non un « collage » fusionnel (notamment dans le couple) s’articulent et autorisent l’ouverture du cœur.

Shekhina et Féminin

Disons-le d’emblée, la Shekhina n’est pas le Féminin essentiel. Le mot Shekhina vient de la racine shin kaf noun : être présent, résider, et il est souvent traduit par « présence divine ». Cette racine forme aussi le mot shekhen, qui signifie « voisin ». Deux voisins sont très proches, mais séparés par un mur, donc à la fois proches et séparés. Par analogie, ce terme évoque la distance radicale du divin et sa proximité.

La Shekhina est l’expression de la difficulté à parler du Divin dans un langage humain. Son lieu de résidence est le sanctuaire (Exode 25:8). Pourtant D. est partout, sa présence ne se limite pas à un lieu : « Le Saint, béni soit-Il, est le lieu (11), du monde, mais le monde n’est pas son lieu » (Gen. R. 68:8).

Le « tsimtsoum hashekhina », « rétrécissement de la Shekhina » indique la Présence Divine en un endroit bien particulier, bien qu’elle ne se retire pas d’un autre. La Shekhina accompagne Israël, elle est au milieu du peuple, elle partage la douleur, réconforte les malades, aide ceux qui sont dans le besoin ; elle est compatissante. Nos actions, nos pensées, si elles sont justes, la font descendre et résider sur terre, et dans le cas contraire la font disparaître. Elle est un abri, un refuge, on dit par exemple « sous les ailes de la Shekhina ».

La Shekhina, en tant que « présence divine » sur la terre, serait donc le désir de D. pour l’homme.

N’oublions pas que dans la Bible, le récit est souvent relaté du point de vue des hommes uniquement. Toute la Bible est au masculin, le langage y est propre à l’expression de l’ordre patriarcal. Or l’hébreu puise sa force entre autres, dans le fait que chaque mot est une brique de la pensée, contrairement à nos langues qui ne font que traduire la pensée.

En ce sens, on peut dire que la pensée n’est pas dans le cerveau, elle est dans le langage. Le langage peut libérer, il peut aussi enfermer la pensée dans les images. « Dénoncer l’idolâtre des mots lorsque l’image est prise pour la réalité et la modification de cette image semble être une atteinte à la réputation de D. » (Pauline Bebe « Isha, dictionnaire des femmes et du judaïsme p 347.) Dans ce langage, il n’y a guère de place pour l’approche et l’expression du Féminin.

La lettre Vaw (le clou), lettre centrale de la Torah, l’homme, « clou » de la création

L’homme est le lieu, l’espace de rencontre de deux désirs : le désir de D. pour l’homme et le désir de l’homme pour D.

L’homme est au Ciel/Terre, disent les Chinois, il est le clou (vaw), lettre centrale de la Torah, de la création, en ce qu’il l’incarne en la récapitulant et en ce qu’il en est responsable.

Il faut à Dieu un témoin, Ed (ayin – dalet) pour exister. Dans la calligraphie de la première phrase du « Shéma Israël… », prière essentielle s’il en est, ces deux lettres Ayin et Dalet sont de grande taille et se détachent donc. Le Ayin est la dernière lettre du mot Shema et le Dalet est la dernière lettre du mot sacré Erad, dernier mot de cette phrase, nom sacré de D. dont il est dit que le prononcer en mourant sauve l’homme.

Les deux mots qui encadrent le vaw au centre de la Torah sont Darosh et Darash, scruter et discerner. L’importance de l’interprétation est ici indiquée, elle-même liée au discernement et à la vision, toutes deux qualités du Féminin essentiel. La vision permet de choisir, donc de décider (en effet, pour choisir, il faut voir clair au moins entre deux choses). La justesse des actes en découle.

Les grands maîtres de la kabbale tels que Rabbi Nahman de Breslev, le Baal Shem Tov, le Maguid de Mezerich autorisent à travers leurs récits et leurs contes, la verbalisation de la dimension tacite de la connaissance qui est, par essence même, de l’ordre du Féminin, et donc difficile à verbaliser. Leur approche sollicite l’indicible, ce qui est utile quand la finalité est de transmettre.

« Tout ce qui est expliqué ne vaut pas la peine d’être dit », dit Lao Tseu, et Tchouang Tseu précise : « Celui qui parle a quelque chose à exprimer. Mais ce quelque chose n’est jamais entièrement déterminé par la parole « . Les deux « Tseu » (sages) s’expriment vers -370 av. JC… Dans le même sens, René Char, grand poète contemporain, nous dit : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux ».

L’amour, l’amour de l’homme pour D., est lié à cette dimension du tacite qui appelle : il faut retrouver « la princesse perdue » (cf. le conte « La Princesse disparue » de Rabbi Nahman) mais l’homme qui la cherche se rendort pendant 70 ans, car il a 70 niveaux de conscience à intégrer pour arriver au royaume du Dôme d’Or où se trouve la princesse ; ou bien, dans un autre conte, le 13eme, le plus célèbre, intitulé « Les 7 mendiants », on voit la source se languir de la montagne et la montagne qui a soif de la source, mais dès qu’elles s’aperçoivent mutuellement, elles s’éloignent l’une l’autre. « Le cœur chante pour la source, la source chante pour le coeur » (conte « Les 7 mendiants », 4, Rabbi Nahman).

Car la force du Féminin qui couve dans l’utérus de Binah (Binah signifie justement, souvenons-nous-en, le discernement), comme nous l’avons vu plus haut, n’est pas fondée sur la proximité. Presque, « au contraire » (encore que !), elle est animée par la nostalgie du Rien (Ayin écrit ici avec un aleph : le point d’en haut « qui est et qui n’est point »). Elle est le mouvement même de l’évolution de l’homme : ce mouvement est naturel, comme celui de la plante qui se tourne vers la lumière.

La force du Féminin, force du désir de l’homme pour D., dés-emprisonne la matière

Même contrariée, la dimension du Féminin Essentiel nous apparaît comme la force du désir de l’homme pour D. : elle dés-emprisonne la matière. Elle a bouleversé la kabbale.

Rappelons que la kabbale, courant non rationaliste s’il en est, fruit d’une révélation (et non pas, souvenons-nous en, de recherches intellectuelles), prend de façon assez troublante, une place centrale en Europe vers le milieu du 16ème siècle. La vitalité de la kabbale, que l’approche des sciences de l’époque avait étouffée, est alors décuplée au point que tout le judaïsme s’en trouve imprégné et influencé, à l’époque même du triomphe de la rationalité dans le monde non-juif. On assiste à partir de ce moment à une dissymétrie entre les mondes juif et non-juif.

La philosophie cherche aussi, à l’époque des « Lumières » à s’extraire, comme son nom l’indique, de ses dogmatismes propres, mais pour ce faire, elle se tourne vers la nature, tandis que les kabbalistes, eux, se tournent vers l’Arbre des Sephiroth : il ne s’agit pas du monde physique, mais du monde symbolique.

La kabbale ne devrait pas être appelée « mystique juive ». C’est un savoir secret, qui demande à ne plus l’être. On peut être mystique sans être kabbaliste et kabbaliste sans être mystique.

La kabbale perd son importance au milieu du 18ème siècle. Les kabbalistes n’auront pas de successeurs en Europe de l’Ouest, mais en Europe de l’Est. On en finit avec l’idée d’une pensée révélée et la dissymétrie entre monde juif et non juif semble ainsi prendre fin. Aujourd’hui, on aurait tort de comparer la pensée kabbaliste avec l’aspect fort, gagnant, de la raison scientifique.

L’homme moderne est rationaliste, mais il sera perdant s’il le demeure. L’exil assombrit la connaissance. On a perdu la voie de la Recherche, on ne sait plus penser.

Se réveiller du sommeil dogmatique, tel est l’enjeu. Ani Maamin(a) (je crois). C’est un credo, un acte de foi. La fonction du Féminin, qui veille dans nos profondeurs, dés-emprisonner la matière, libérer Isha, l’autre côté de nous-même, sera accomplie.


Rachel Cohen


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